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Donnez-vous à fond
par G Diesel
Piégé
comme un boeuf, immobile, je me laisse emporter par l'escalier
mécanique, hors des entrailles de la Penn Station. Je serre les dents,
les muscles de ma mâchoire se crispant violemment sous ma barbe. Puis,
arrivé au bout de mon petit trajet avec le reste de la foule, j'observe
cette célèbre gare historique, ornée de décorations de Noël. Cela me
laisse indifférent. Les cloches dorées, les boules métallisées et les
branches de houx censées évoquer tant d'émotions familières… Les
charmantes petites chansons des fêtes de fin d'année que la vieille
sonorisation diffuse à l'assaut de nos souvenirs, qui ont pourtant
perdu tout leur éclat sentimental il y a bien longtemps de cela.
Bien
sûr, moi aussi j'ai été un gosse ; j'ai ressenti les palpitations qui
vont de pair avec cette période de l'année. Mais les boîtes joliment
empaquetées sous l'arbre de Noël avaient beau être sympa, même à cet
âge-là, la fête avait une plus grande signification -- l'affection de
la famille, l'idéal d'un monde où les gens veillaient au bien-être de
leurs prochains… Toutes ces conneries qui nous rendent tout chose et
que les durs comme nous ne peuvent reconnaître publiquement sans se
sentir mal à l'aise. Toutes ces idées qui emportent une partie de notre
cœur d'enfant avec elles, quand elles en viennent immanquablement à
rendre l'âme, comme tout ce qu'il y a de bon et de pur d'ailleurs.
C'est réellement un jour noir quand un homme doit se rendre à
l'évidence que tant des petits plaisirs de la vie ne sont que des
mensonges.
Des mensonges qui n'ont rien à voir avec vos
amis ou votre famille, rien à voir non plus avec la naissance d'une
révolution culturelle y a plus de vingt siècles. Des inventions de
marketing matérialisées, conçues pour dénaturer notre système de
valeurs et nous extorquer jusqu'à notre dernier sou. Le spectacle
d'hommes adultes se faisant concurrence pour voir qui d'entre eux
dépensera le plus, compensant leurs micropénis en déracinant le plus
grand des majestueux sapins puis le laissant périr lentement dans leur
salon, à la vue de tous leurs voisins. Tout ça, ça a l'air d'être d'une
telle importance, d'être si vital, mais en réalité, ça ne rime à rien.
La
vérité, c'est que le monde est d'une froideur effroyable. Une froideur
plus glaciale que les rafales de vent de l'Atlantique en hiver. C'est
un monde où « l'homme est un loup pour l'homme », où la loi c'est «
chacun pour soi » et où tous les autres lieux communs imaginables
indiquant qu'on est livré à nous-mêmes sont vrais. C'est la jungle et
si vous n'êtes pas prêt à vous donner à fond, à risquer le tout pour le
tout et à faire tout ce qu'il faut pour obtenir votre part du gâteau et
assurer votre propre survie, ce monde vous écrasera sans pitié. Ricanez
pas, bande de p'tites bites… Il a déjà déchiqueté des légions d'enculés
dix fois plus endurcis que vous.
Donnez-vous à fond et
protégez à tout prix ce qui vous appartient. Bâtissez-vous une
musculature d'airain basané et buriné, une armure couturée et calleuse
pour protéger vos points faibles. Ne vous emportez pas et ne montrez
jamais votre jeu. Acceptez que la vie quotidienne, dépouillée de son
apparat et de son étalage, n'est que solitude et solennité. J'aimerais
pouvoir être utopiste, tenir un discours plus réjouissant, mais je dois
m'adresser à vous avec un lourd sens du devoir. L'honnêteté est la
croix que je dois porter, me forçant à cracher l'immonde vérité alors
que je préfèrerais largement vous conter une gentille historiette
d'amour et de bonté.
Pour illustrer ce dont je vous ai
parlé jusqu'à maintenant, permettez-moi de vous raconter les
circonstances d'un deuil récent. La semaine dernière, un nouvel ami et
collaborateur, un ami proche d'un de mes plus vieux camarades, un
compagnon de route dans ce style de vie qui est le nôtre, a mis fin à
ses jours. Ayant sombré dans le désespoir, se sentant perdu et
tourmenté, il est allé se garer au dernier étage du parking d'un casino
d'Atlantic City et s'est jeté du haut du bâtiment. Poussé jusqu'au
point de non-retour, luttant contre son propre instinct de
conservation, arrivé finalement au bord du précipice en quête d'un
moyen de faire taire sa douleur, quelles ont été ses dernières pensées
affolées ? Je ne peux qu'essayer d'imaginer l'impensable, essayer
d'imaginer à quel point, dans le vent glacé de décembre, il a dû se
sentir seul en regardant le béton si loin en contrebas et en y voyant
un moyen d'évasion. Je frémis quand je réfléchis à sa solitude,
imaginant que la seule chose qui la surpassera un jour, dans un futur
encore lointain, sera la solitude de sa toute jeune fille quand elle
sera en âge de comprendre.
Mon ami Josh nous manquera et
bien que notre deuil ne puisse le faire revenir, bien que la douleur de
sa famille ne puisse jamais être soulagée et bien que son énorme
potentiel ne puisse jamais être réalisé, je me dois de croire que sa
mort, en cette période de fêtes, n'a pas été en vain, qu'il est
impossible que ce gâchis d'une vie si prometteuse n'ait servi à rien.
Je me dois de croire que son décès a une raison - nous donner à nous
tous, qui avons tendance à nous apitoyer sur notre propre sort et à
nous aigrir, oubliant par là même la bénédiction et la promesse de
chaque nouveau jour, une dose ô combien nécessaire de perspective.
La
vie peut être une vraie salope, mais putain de merde, c'est tout ce
qu'on a. Nos jours disparaissent plus rapidement qu'on ne le réalise,
alors restez fidèle à vos idéaux et battez-vous pour la bonne cause.
Battez-vous parce que vous le pouvez et parce que la vie en vaut la
peine. Battez-vous, parce que même si des durs comme Josh peuvent plus
se battre, vous les laisserez pas perdre. Je vous conjure de vous
donner à fond dans tout ce que vous faites… Au boulot, chez vous, en
salle de sport et partout ailleurs où vous poursuivez vos rêves.
Aimez
ceux pour qui vous avez de l'affection comme si vous ne deviez jamais
les revoir. Faites-leur savoir qu'ils vous sont chers, et que, même
dans ce monde si froid, si cynique et si dur, vous ne les laisserez
jamais seuls. Donnez-vous à fond pour tous ceux qui n'arrivent pas à se
motiver, tous ceux qui ont perdu l'espoir et ont capitulé. Que votre
combat et vos efforts servent d'exemple à tous ceux qui ne peuvent se
payer le luxe de l'optimisme ! Montrez-leur que même si vous pataugez
jusqu'au cou dans la même merde qui a coulé des plus forts que vous,
vous refusez d'être brisé… Vous refusez de capituler… Montrez-leur que
vous ne quitterez jamais cette vie tant que la vie ne vous aura pas
quitté. Donnez-vous à fond pour tous ceux qui ne le peuvent plus.
Donnez-vous à fond… Et pendant que vous y êtes, soyez heureux.
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